« La lumière est dans le livre. Ouvrez le livre tout grand. Laissez-le rayonner, laissez-le faire. »
Victor Hugo
(Extrait du Discours d'ouverture du congrès littéraire, 1878)

la première descente


    Au pied du chevalement se mêlaient la routine minière des adultes et l’innocence bruyante des jeunes garçons. Karsten était attentif à tout ce qui l’entourait ; son cœur battait si fort que l’écho dans sa tête couvrait le bruit de la machine d’extraction. Il ne savait plus s’il avait peur de descendre ou si c’était l’adrénaline de la découverte. Il leva la tête et observa les câbles et les poulies qui retenaient et articulaient la cage. Tout un rouage auquel il allait devoir faire confiance. Des histoires de cages qui décrochent, il en avait entendu dans sa famille : une défaillance de la machine et la cage allait s’écraser des centaines des mètres plus bas, emportant avec elle autant de mineurs qu’elle chargeait ; des blocs de maçonnerie qui cédaient par l’usure et qui allaient percuter la cage, l’entraînant dans sa chute. De quoi effrayer un galibot de douze ans ! 



     
      – Tu es prêt, Karsten ?

      – Oui, P’pa ! répondit-il, chassant aussitôt ses pensées funestes.

     La cage venait de s’arrêter devant eux. Elle remontait une vingtaine de mineurs, couverts de poussière noire de la tête aux pieds. Ils avaient le visage marqué par le travail harassant et les conditions extrêmes. Un frisson parcourut le jeune garçon. Il n’était plus très sûr d’être prêt ! Mais comme beaucoup de galibots autour de lui, il n’avait pas le choix.

      – On embarque !

     La sortie des équipes avait impressionné les galibots et certains refusaient de suivre la marche. Deux d’entre eux pleuraient. Karsten les regardait et sentait sa gorge se serrer, mais il ne voulait pas décevoir son père. Un jeune homme lui posa la main sur l’épaule, c’était Simon, le hercheur de son équipe. Il avait une vingtaine d’années.

     – Je suis là, si besoin. Ça va aller, t’en fais pas.

     – Oui, ça va aller.

     Une tape dans le dos et ils avancèrent.

     La cage était divisée en deux plateaux : un étage pour les berlines et un second pour le personnel. Mais bien souvent les berlines qui descendaient étant vides, les mineurs s’y installaient. Cela évitait des voyages pour amener tout le monde à son poste. Wilhelm attrapa Karsten et le fit grimper dans la berline avec son hercheur et un autre galibot. Les autres hommes s’entassèrent accroupis à l’étage supérieure. Aucune barrière de sécurité ne les protégeait, il ne fallait pas bouger malgré la vitesse de la descente. Le haveur préférait mettre son fils en sécurité pour cette première descente au fond. Il n’avait rien dit mais avait remarqué la pâleur de Karsten lorsque les plus jeunes avaient pleuré. Il lui fit un clin d’œil avant de rejoindre les autres mineurs.



     La machine se mit en route dans un bruit sourd de ferraille et de grincement. Les câbles sifflaient lorsqu’ils bougeaient et accéléraient. L’angoisse s’éprit du jeune garçon qui retint sa respiration comme si on l’envoyait sous l’eau. Il se recroquevilla et posa la tête entre ses genoux, ferma les yeux. Il ne voulait pas voir le gouffre, ce tunnel de terre qui le projetait à cent trente neuf mètres plus bas. La cage branla et prit de la vitesse. Son cœur s’emballa et ses tympans claquèrent sous la pression. Il aurait voulu hurler tant la frayeur grandissait avec la chute. La berline bougeait légèrement entre les barres de fer, son corps tremblait au même rythme. Toutes les histoires de cages qui se décrochent lui revinrent en tête. Il n’était plus qu’une boule ballottée dans un wagonnet. Simon posa ses bras sur les épaules de Karsten. Le corps du galibot était tellement tendu qu’il ne sursauta pas.

     – On y est ! L’arrivée va être brutale, lui cria-t-il dans le boucan de la cage.

     Un à-coup violent les secoua. Les câbles se tendirent et tout s’immobilisa. Tout le monde sortit à la hâte, se bousculant pour rejoindre au plus vite sa taille. Les galibots se regroupèrent autour du porion pour se voir attribuer une tâche. Wilhelm appela son hercheur qui sortit aussitôt de la berline, laissant sa lampe à l’intérieur, seule lueur dans le ventre de la mine, pour rassurer Karsten.

     – Occupe-toi du p’tit et r’trouve-nous à la veine nord, lança Wilhelm au jeune homme qui acquiesça de la tête.

     – Bouge pas ! J’dois m’occuper d’la berline. Tu sortiras après.

       Le jeune homme tira sur l’engin et le fit glisser dans les rails pour plus de stabilité. Alors seulement Karsten se redressa et osa regarder autour de lui. Tout était sombre et noir. La flamme des lampes ne suffisait pas à rendre la fosse rassurante. Il sauta hors du wagonnet et se posta près du hercheur. Tous deux partirent vers la veine nord.



      Les ténèbres de la fosse n’étaient rien comparées à cette sensation d’oppression. Karsten manquait d’air et n’arrivait pas à respirer correctement. Son cœur ne trouvait pas de rythme régulier. Aucun rayon du soleil pour calmer sa frayeur. Il avait le sentiment d’avoir été enterré vivant. Et une nouvelle crise de panique le terrifia. Ses jambes flanchèrent et il se rattrapa à la berline. Combien d’hommes avaient été ensevelis dans des accidents, dans des éboulements de galeries ? Il observa alors les boisements, de simples poutres de bois pour tenir la roche et permettre de s’enfoncer au plus près des couches de charbon.

     Des coups métalliques le firent sursauter et des cris d’alerte le firent trembler à nouveau. Ce n’était que le quotidien des mineurs de fond, le bruit des rivelaines sur la roche et les chutes de pierres mal contenues autour d’eux. Tous les sens de Karsten étaient sur le qui vive : pas le moindre bruit ne lui échappait. Il perçut les piailleries des galibots qui avaient reçu pour mission de vérifier que toutes les équipes étaient en place. Le jeune garçon les regardait et se sentait mal à l’aise d’être aussi lâche. Il voulut les rejoindre pour ne pas paraître ce qu’il était : effrayé. Mais ses jambes ne répondaient pas. Il suivait Simon qui poussait sa berline dans l’obscurité de la galerie.

     – Tu vas t’habituer ! J’étais pas fier le premier jour... J’ai même pas été capable de descendre tellement j’avais la frousse. Mon père m’a foutu une sacrée raclée en remontant. J’ai pas bronché après !!!

     Tout en écoutant le hercheur, Karsten eut un frisson. Un de ses frissons que l’on ressent quand la pluie va tomber. Bientôt le bruit de ses pas changea de tonalité et il s’aperçut qu’il marchait dans des flaques d’eau. L’odeur de la terre humide envahit ses narines, cette odeur que l’on retrouve dans les caves trop souvent inondées. Alors une nouvelle sensation d’étouffement le submergea. Il arriva à contrôler sa peur, cette fois, et s’adressa à son compagnon de mine.

      – Pourquoi il y a de l’eau ?

    – Ben ça arrive que le fond soit inondé, tu sais. Et surtout dans le coin. Y a eu des problèmes de flotte quand ils ont fait le fonçage, alors va falloir s’attendre à avoir les pieds dans l’eau un de ces quatre. Mais ils ont prévu des pompes, à c’qui s’dit. Ah ! Nous y v’là ! Allez au boulot ! Et comme on est en r’tard, tu vas m’filer un coup de main à charger le charbon.


      – Où est mon père ?

    – Dans le petit tunnel, là ! La berline reste ici, faut qu’on charge le charbon avec les paniers.

     Le galibot observa l’entrée de la taille : on ne pouvait pas y accéder debout. Un tunnel à peine plus gros qu’un terrier. Il suivit Simon sur une dizaine de mètres dans le noir, avec sa pelle et son panier dans les mains, la tête baissée pour ne pas se cogner au plafond. Le hercheur n’était pas très grand, il avançait le dos voûté. Comment son père avait-il pu parcourir ce tunnel ?



    Karsten ne savait pas vraiment ce qu’il attendait de sa première descente dans la mine. Les souvenirs de Wilhelm n’avaient rien à voir avec cette peur qui ne le lâchait pas. Dans l’obscurité de la galerie, ses yeux commencèrent à s’adapter. Sa lampe lui faisait un halo suffisant pour découvrir la misère des mineurs. Toutes excitation et envie d’être au fond avaient disparu. Il aperçut les trois hommes au travail. Son regard s’arrêta sur son père, à genoux sur le sol, entre deux poutres de bois, dans l’étroitesse du lieu, à abattre le charbon à la force de ses bras. Et pour seule aide, sa rivelaine ! Et soudain il réalisa que pour faire vivre sa famille, il allait devoir apprivoiser sa peur et affronter chaque jour l’angoisse d’un accident, d’un effondrement, d’une inondation... il savait aussi qu’une mine pouvait s’enflammer ou être envahie de gaz toxique... Il comprit alors que toute sa vie se trouva là, qu’elle était tracée dans les sous-sols de Creutzwald.

2 commentaires:

  1. Mon père nous racontait souvent ses premières années au fond,il avait douze ans, c'était en 24 et son travail était de mener le cheval qui tirait les chariots chargés de minerai ,il en etait fier ,a la pause il partageait le casse croute avec les aînés,les chevaux au fond de la mine ne remontait jamais,sauf quand ils devenaient trop vieux et aveugles

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    1. Merci beaucoup pour ces souvenirs qu'il faut perpétuer pour ne pas oublier. Votre père pouvait être fier. 12 ans... quand on y pense aujourd'hui... Les chevaux avaient en effet un rôle important. Je vous remercie pour votre lecture. Bon dimanche et prenez soin de vous. Marie }i{

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