Malia courait entre les
cabines de bain en toile huilée sur le sable. Elle traînait
derrière elle un petit cerf-volant en forme de diamant au bout
duquel un ruban bleu cyan serpentait. Le vent ne soufflait pas assez
fort et la petite fille de cinq ans s'obstinait à le faire
s'envoler. Son père, Gabriel Galudra, lui avait fabriqué pour son
anniversaire et elle avait attendu les vacances estivales à
Granville pour s'en servir. Une brise s'engouffra par la Tranchée
aux Anglais au moment où Malia s'approcha de la cale qui descendait
à la mer. La ficelle se tendit et le cerf-volant prit de l'altitude.
Des cris de joie se firent entendre sur la plage.
– Père ! Père !
Regardez ! Il vole... ça y est, il vole !!!
– Mademoiselle Malia,
revenez par ici. Monsieur votre Père ne peut pas le voir.
– Mais Augustine, il
est haut dans le ciel. Tout le monde peut le voir, rit-elle.
Augustine Ghadir était
la gouvernante de Malia depuis que Armance, la mère de la petite,
était tombée malade. La jeune femme d'une vingtaine d'années, la
suivait avec peine, sous le soleil de ce mois de juillet 1895 ;
elle n'était pas très endurante et préférait les pâtisseries. Malia
était obéissante et polie mais regorgeait de vitalité et de
malice, d'intrépidité et de curiosité pour tout ce qui
l'entourait. Et en cet instant, la seule chose qui occupait son
esprit subtil était de montrer à son père que le cerf-volant avait
pris le chemin des embruns. Elle avait compris, malgré son âge,
d'où venait le courant d'air nécessaire, et qu'elle ne pouvait pas
bouger sans faire chuter son écoufle.
– Augustine, allez
chercher Père !
– Vous savez bien que
je ne peux pas vous laisser seule...
– Vous n'aurez pas à
le faire, la rassura le nouveau venu. Je vous libère, je vais
m'occuper de Malia.
– Merci, Monsieur.
La gouvernante salua
Gabriel et embrassa la petite fille pour qui elle avait beaucoup
d'affection. Malia piétinait d'impatience et attendait que l'homme
lui porte toute son attention. Il s'approcha de sa fille et
s'accroupit près d'elle.
La Tranchée aux Anglais 1886 |
– Père ! Vous le
voyez ?
– Bien sûr ! Il
anime le ciel. Tout le monde l'aperçoit, c'est assez rare d'en voir,
tu le sais.
– Mère l'a vu ?
Armance venait à
Granville tous les étés depuis trois années pour les bains de mer.
Le médecin qui la suivait à Paris lui avait conseillé le repos au
grand air et vanté les vertus de l'eau salée sur la tonification du
corps. La ligne de chemin de fer Paris-Granville avait conduit la
famille Galudra dans ce port de pêche. Ils étaient descendus à
l'Hôtel des Bains, à quelques dizaines de mètres de la plage du
Plat Gousset, pour y passer le mois de juillet. Tous les jours, selon
la marée, Gabriel accompagnait son épouse pour son immersion dans
l'eau. Ensuite, si le temps y était propice, Armance restait sous une
cabine de toile pour se sécher au soleil. Mais, aujourd'hui, malgré
la chaleur très agréable et la douceur de l'air, elle était trop
fatiguée pour rester sur la plage. Elle avait demandé à son époux
de la raccompagner à leur chambre. Une fois endormie, Gabriel avait
rejoint sa fille.
– Non, Malia !
Elle n'a pas eu cette chance.
– Mère dort ?
– Oui ! Tu lui
montreras une autre fois... maintenant que tu sais le faire voler.
– C'est parce qu'ici,
il y a du vent ! s'exclama-t-elle, oubliant aussitôt sa mère.
Mais si je bouge, il va tomber. Ça vient de là !
expliqua-t-elle en pointant la Tranchée aux Anglais.
La tranchée marquait le
passage vers la plage et le casino en bois. Mais c'était surtout un
véritable gouffre à air. L'endroit idéal pour qu'une petite fille
y fasse voler son cerf-volant... et prenne froid en cette fin
d'après-midi. Gabriel attrapa la ficelle de l'écoufle et aida Malia
a enfilé un cardigan. Ils restèrent un moment à observer le
cerf-volant dans le ciel, à le faire tourbillonner. Le ruban bleu
cyan glissait dans l'air : il donnait le sourire aux personnes
qui quittaient la plage, émerveillait les enfants qui passaient sur
la passerelle, amusait les touristes assis à la terrasse du
casino. Un moment de sérénité et d'insouciance entre Gabriel et sa
fille.
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